Art et célébrité : une confusion moderne

Art et célébrité : une confusion moderne

Voilà un sujet qu’il me titille d’évoquer depuis un certain temps sous un format travaillé et élaboré. Dans les sphères grand public, on confond de plus en plus l’artiste et la star. On qualifie facilement une célébrité d’ « artiste » sans réfléchir à ce qu’est un artiste, ou à ce qu’est, plus fondamentalement, l’art.

Il s’agit d’un phénomène que je remarque depuis de nombreuses années, qui quelque part me gêne, et que je ne parvenais pas réellement à expliquer. Nous allons donc aujourd’hui nous pencher sur un amalgame social moderne entre ces deux notions qu’on tend à associer par défaut, alors que ce lien ne va pourtant pas de soi. Je tiens à préciser ceci d’emblée : cet article a pour but de mettre à plat des idées au sujet d’une confusion contemporaine, pas de se fendre d’une couronne de vérité ou de raison absolue.

Définir l’art, définir l’artiste

Penchons-nous sur ce simple mot de trois lettres, pourtant si compliqué. En premier lieu, il faut commencer par un constat que résume très bien Wikipédia : « les définitions de ce concept varient largement selon les époques et les lieux, et aucune d’entre elles n’est universellement acceptée ». À partir de là, comment faire pour définir ce qui semble être indéfinissable ?

Il existe tout de même des points d’accord, qui permettent de projeter une lumière bienvenue sur ce terme vague et pourtant si familier. D’après plusieurs sources de bonne réputation (CNRTL, Larousse, Petit Robert), le concept d’art tend d’abord à définir les moyens et procédés créatifs conscients par lesquels l’homme vise à produire quelque chose. L’art est en premier le mot des artisans puis, plus tard dans l’histoire, est devenu également celui des artistes (au sens plus moderne). L’art des artisans n’a pas même vocation que celui des artistes.

L’artiste est celui, celle qui cultive un art, qui pratique un des beaux-arts. Concernant l’œuvre d’art en elle-même, j’ajouterais qu’elle a un devoir de transcender son seul support et d’engager les idées.

Ultracrépidarianisme et mauvaise foi

En tant que musicien et compositeur, on vient régulièrement me dire « En ce moment, j’écoute un artiste. Il faut trop que tu écoutes ! ». J’imagine bien que si on vient vers moi, ce n’est pas parce qu’on pense que je vais aimer (surtout s’il s’agit de genres que je n’écoute pas ou peu), mais potentiellement pour avoir une espèce de validation. Et lorsque je trouve le morceau moyen ou même mauvais, on m’oppose que « Oui, mais il est connu. Il a X millions de vus sur YouTube. » comme si le nombre de consultations était un baromètre de pertinence artistique.

Je pense que le pire, c’est lorsqu’on m’indique qu’il s’agit du prochain David Guetta ou de la prochaine Madonna ; comparaison qui est faite par le prisme du niveau de popularité et non du niveau d’investissement ou de la qualité artistique. Je dirais qu’à ce moment-là, c’est plutôt l’affect et l’émotion qui parlent. Combien de fois ces débats ont mené à une mauvaise foi sidérante à coup de « Oui, mais il a vendu des millions d’albums » ou « Il est devenu millionnaire avec un seul morceau » ? Qu’est-ce que l’argent devrait avoir à voir avec la dimension artistique ? Je crois que c’est cette partie-là qui m’exaspère, d’autant plus venant de la part de personnes qui reconnaissent volontiers ne pas être très versées dans l’art et qui, de surcroit, m’en parlent car c’est un sujet qui me concerne à titre personnel. Je suis cela dit bien conscient que mon avis, mon ressenti, ne sont que les miens. Je ne peux inclure le reste des artistes du monde dans mon propos. Celui-ci n’engage que moi.

Pourquoi confond-on les artistes et les stars ?

Maintenant, « Pourquoi » ? Pourquoi cette confusion médiocre entre le statut d’artiste, et l’argent et la célébrité ? Je pense d’emblée que la définition du mot « artiste » est en train d’évoluer. Pour le meilleur ou pour le pire, le français est une langue vivante, et heureusement d’ailleurs. Non pas que tous les changements dans la langue soient heureux, mais une langue doit rester un outil pour ceux qui l’utilisent pour communiquer. Le médecin était avant celui qui pratiquait la médecine, mais également la chirurgie. L’évolution des connaissances scientifiques a rendu nécessaire la distinction des spécialisations. L’hôpital était le lieu d’accueil des pauvres, des voyageurs et des malades, un lieu d’hospitalité. C’est devenu la signification d’un établissement médical.

Répondre à ce « pourquoi » au sujet des artistes me semble cependant plus compliqué. Je pense que la confusion vient des effets de l’accélération de la mondialisation. Nous vivons aujourd’hui dans une époque où une information belle vaut plus qu’une information vraie. L’intelligence artificielle ne fait qu’amplifier un phénomène dont les racines étaient déjà bien ancrées dans nos sociétés. Les réseaux sociaux et les médias grand public sont pris dans un engrenage de vitesse incontrôlée. Il faut être le premier. Le premier à dire. Le premier à montrer. Mais c’est oublier que la qualité d’un propos nécessite du temps pour être formulée. Sinon, on se presse, on fait des approximations, on utilise des mots ou des expressions à l’ « à peu près ». Et à la fin, on se comprend, mais on perd la profondeur de ce qu’on veut dire. On n’est plus capable de transmettre toute l’essence des idées que nous avons dans nos têtes.

Cet amalgame entre l’art et la célébrité provient ainsi pour moi d’un processus insidieux qui n’est la faute de personne, mais qui est à la fois la faute de tout le monde. À chaque fois que quelqu’un fait rire ou émeut en faisant des raccourcis, c’est un pas de plus dans la direction d’une novlangue spontanée. Dans quelques décennies, on parlera peut-être d’artistes uniquement pour qualifier un influenceur milliardaire ou un entrepreneur célèbre qui vit à Dubaï. Quid des artistes humbles et nobles ? Ceux qui créent pour la beauté, pour exprimer leurs émotions, pour évoquer ce qu’une discussion ne permet pas, pour peindre ou pétrir la joie ou la tristesse. Bref, pour exister. Auront-ils encore, dans une ou deux décennies, un mot pour les séparer du dernier millionnaire « stylé », parangon du capitalisme ?

Un artiste célèbre produit-il un meilleur art ?

Si le terme artiste ne définit pas quelqu’un de célèbre ou de fortuné, on peut tout de même y voir une corrélation, une porosité qui ne lui est toutefois pas propre. L’art est produit pour être vu ou écouté. Dans la musique, dans la peinture ou encore dans la danse, l’œuvre vise à avoir un public. Un public qui va la juger. Cependant, l’artiste ne vise pas toujours les stades ou les musées prestigieux. Pour certains, il y a une vraie volonté de demeurer confidentiel, et de proposer à des curieux intéressés par leur travail de découvrir un univers sincère et humble.

À y regarder de plus loin, il existe une espèce de rampe de la sincérité artistique. Plus on descend vers des références ultra populaires, plus on atteint des échelons bardés de paillettes et de storytelling calculateur. « Tu as vu le dernier clip de Machin ? ». Eh bien, ce n’est pas Machin qui a réalisé ce clip. Il est probable que Machin n’en ait même pas eu l’idée. C’est un travail de producteur. Dans ce qu’on appelle l’industrie de la musique — terme que je répugne —, le musicien travaille souvent sous la coupe d’un manager et d’un producteur. Dans de nombreux cas, ce n’est même pas lui qui compose les morceaux qu’il interprète ; si toutefois il les interprète sans playback durant les représentations. Ici, celui qu’on appelle artiste n’est en réalité qu’un produit marketing bankable qui perd un peu plus de son authenticité à mesure qu’il pénètre les sphères people. Son entourage professionnel oriente, encourage, voire impose de faire ce qui marche. Ce qui rapporte de l’argent, à lui et surtout à eux. Bref, on planifie, on enjolive, on ment et on vend du rêve.

Alors, est-ce qu’un artiste célèbre produit un meilleur art ? Eh bien, je ne vais pas répondre à cette question de manière frontale, car elle est plus nuancée que l’on pourrait le croire. Tout d’abord, des artistes bien intentionnés peuvent tout à fait avoir un désir de richesse ou de célébrité, tout comme des artistes questionnables peuvent évoluer dans des sphères plus privées. La richesse et la célébrité donnent toutefois accès à des ressources qui sont hors de portée des « petits ». Cela peut être l’opportunité de créer des œuvres particulières, uniques et moins accessibles. Est-ce toutefois ce qui arrive chez les artistes de renom ? Pas en majorité, il me semble.

La richesse donne donc des moyens, mais pour quelle contrepartie ? Un niveau de vie hors sol a une tendance à diminuer la sincérité, à réduire voire supprimer l’accessibilité de l’artiste, et à atténuer le lien entre l’artiste et son œuvre. La grande échelle induit de nombreuses ingérences entre la phase créative et la présentation au public : validation du producteur, intervention de « petites mains » (installations, mise en scène, correction, mastering, etc.), censure, conditionnement du public (martèlement marketing, prix de l’entrée ou du « produit », image publique de l’artiste). À la fin, l’œuvre produite est-elle vraiment celle de l’artiste ? La question est ouverte mais, en ce qui me concerne, je pense qu’une œuvre n’est artistique que si elle est le produit d’une démarche artistique. En tirer profit ensuite est tout à fait convenable, surtout si on en fait profession, mais la création en elle-même ne doit pas être abordée sous un prétexte purement pécuniaire.

L’art crée des vocations tous les jours et c’est une excellente nouvelle. Des artistes, il y en a tout autour de vous. Certains d’entre eux sont en recherche d’une large reconnaissance, oui, mais cela ne va pas de soi. Des dizaines de milliers d’œuvres réalisées par de parfaits inconnus et pleines de profondeur n’attendent que d’être découvertes et de susciter des réactions ou des questionnements. La plupart de ces artistes se feront un plaisir de discuter avec le curieux qui s’intéresse à leur travail, à expliquer leur processus créatif, à raconter l’origine de leur idées, ou encore à explicité leur intention artistique. Dans ce cadre, nul besoin de les mettre sous les projecteurs d’une salle prestigieuse, pour l’entrée de laquelle vous aurez payé plusieurs dizaines d’euros. Pas d’artifice pour vous faire gober que l’œuvre est plus que ce qu’elle est vraiment : un morceau d’humanité.

Conclusion

Nous l’avons vu, ce sujet est vaste. J’aurais par ailleurs pu écrire encore beaucoup mais la peur d’une lecture indigeste me retient. En définitive, il me semble que le grand public d’aujourd’hui entre effectivement dans une confusion qui me chagrine. Et je parle bien à titre personnel. L’intérêt que suscite la dernière chanson « à la mode « banger » de la part de mes proches, souvent indifférents à mes propres productions, blesse dans son insensibilité naïve. Pour cela, j’ai appris à faire une distinction entre les artistes véritablement impliqués dans la démarche artistique, et les célébrités dont l’intérêt premier est de faire des vues et du cash. Ce sont pour moi deux milieux qui ne se parlent pas, mais que le vocabulaire d’aujourd’hui ne permet pas de distinguer de manière assez claire. Aussi, je propose le mot « modartiste », qui met l’accent sur une notion de modestie quant à sa condition et à son rôle. Le modartiste pourrait être celui qui fait le choix conscient d’un processus créatif motivé par une démarche purement artistique.

Enfin, je terminerais par cette maxime, qui résume assez bien ma pensée :

« L’art est l’œuvre de l’artiste ; la célébrité, celle de ses gestionnaires »

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